De l’exigence vitale de la philosophie


« Le langage n’est-il qu’un outil ? », « Que devons-nous à l’Etat ? », « Interprète-t-on à défaut de connaître ? » voilà quelques intitulés proposés aux lycéens qui ont dû plancher hier sur leur épreuve de philosophie.

C’est chaque année le même rituel, le baccalauréat débute avec la philo, au grand dam des moins adeptes et pour le plus grand plaisir des quelques amoureux. La philosophie est une matière complexe, parfois enseignée avec beaucoup de difficulté au lycée, à cause d’un programme très chargé qui doit être assimilé alors que la matière est toute nouvelle pour les classes de Terminale.

Pourtant, la philosophie est une exigence vitale, une réflexion sur soi et sur le monde indispensable pour le vivre-ensemble et pour l’émancipation de chacun.

C’est une manière de se construire individuellement parce que, justement, la philosophie déconstruit le réel, le questionne, le brutalise, le critique pour mettre à distance ce qui nous semble aller de soit et donc de relativiser son propre rapport au monde. Et en ce sens, il est important qu’elle soit enseignée dès l’enseignement secondaire parce que l’une des vocations premières de l’école de la République est de donner les clefs de compréhension pour devenir un citoyen éclairé. Loin d’être la matière théorique désincarnée que l’on voudrait nous présenter, la philosophie est proche de nous, ce sont les petites lunettes qui nous permettent d’appréhender le monde en le libérant des évidences.

Les philosophes nous invitent à douter de la vérité, y compris lorsqu’elle se veut scientifique et ce doute me semble salutaire. Ainsi Michel Foucault dresse-t-il les conditions de possibilité du discours scientifique (l’épistémè) en démontrant que la « vérité scientifique » est elle-même profondément ancrée dans une époque et dans un espace. La grammaire devenue linguistique, l’histoire naturelle devenue biologie ou la science des richesses devenue économie sont autant de mutations qui influencent le réel, qui le construisent autant qu’elles le décrivent.

Elle est essentielle aussi pour le décideur politique que je suis, chargé de la tâche immense de changer le quotidien. En effet, peut-on agir sur le réel sans l’avoir au préalable interrogé ? L’action politique ne peut être guidée que par la recherche d’un idéal, encore faut-il avoir imaginé cet idéal.

Mon engagement politique trouve son essence dans la conviction qu’il nous est possible de tirer le genre humain vers le haut et qu’il n’est pas de justice si nous ne partageons pas les richesses, les cultures, les pouvoirs. Mais les élus ne doivent pas faire l’économie d’une remise en question de leur propre action sur le monde. Bourdieu ne dit-il pas de l’Etat qu’il est « le nom que nous donnons aux principes cachés, invisibles, de l’ordre social, et en même temps, de la domination à la fois physique et symbolique comme de la violence physique et symbolique » ?

Sans l’étude de la philosophie, que saurions-nous aujourd’hui des Lumières ? Comment ne pas se souvenir de Voltaire, qui nous mettait déjà en garde il y a de cela près de trois siècles, contre toute forme d’obscurantisme, grâce à un Candide trop naïf qui apprendra à ses dépends qu’il n’est de guide sérieux que sa propre raison ? La philosophie est un rempart contre les vérités révélées qui rendent les hommes aveugles et fous, il serait dramatique de l’oublier à l’heure où l’extrême-droite prospère dans toute l’Europe.

Mieux encore, les réflexions sur l’ordre social, sur le monde, sur les rapports des uns aux autres doivent être autant d’outils pour construire le monde que nous voulons pour demain. Revenir aux fondamentaux des contractualistes tels que Hobbes, Rousseau ou Locke est une manière de se départir des lieux-communs déclamés comme des vérités immuables qui tendraient à restreindre notre champ des possibles, au détriment de l’impératif premier de la démocratie : le choix entre plusieurs alternatives. Ainsi, lorsque John Locke expliquait qu’il était légitime pour celui qui avait cultivé sa terre d’en récolter les fruits, Jean-Jacques Rousseau répondait que ce droit ne devait être acquis que si la terre avait été accordée au paysan par tous les autres et non confisqué par le premier arrivé.

Parce que, me semble-t-il, l’Etat ne doit pas se contenter d’organiser la guerre de tous contre tous, il est bon de réinterroger nos propres présupposés pour ne pas nous brimer dans le choix des politiques à mener.

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