On dévore, on apprend, on rentre en communication et en amitié
La petite communiste qui ne souriait jamais
Ainsi donc nous aurions troqué un bâillon pour un autre.
Nous savons que ça s’est passé – la dictature communiste – sans l’avoir jamais vécue. Et il semblerait que l’on énerve profondément Nadia Comaneci, « la petite communiste qui ne souriait jamais », la gymnaste héroïque sous Ceaucescu par la suite désavouée parce que devenant « ordinaire », lorsqu’on regarde le passé de son pays avec nos yeux d’occidentaux.
Elle le dit : « avant les gens avaient constamment peur, c’est vrai, peur qu’on les entende dire des choses interdites, aujourd’hui, on peut tout dire, félicitations, seulement personne ne nous entend ». L’asphyxie capitaliste ne la fait pas davantage rêver aujourd’hui aux Etats-Unis ou en Europe que les dogmes à honorer hier en Roumanie. Ce roman est donc d’abord, à mes yeux, la réécriture occidentale de ce que fut la vie à l’Est dans les années 80. Sans prendre partie pour l’un ou pour l’autre – et c’est fort – ce roman ne peut nous empêcher de nous questionner sur notre liberté.
Il faut reconnaître que Nadia Comaneci était peu libre. Façonnée par son entraîneur comme par Ceausescu, en machine à performer, elle était surtout l’incarnation de l’enfant prodige récupéré en symbole politique. Elle était la plus belle démonstration de l’œuvre grandiose du dictateur. Il fallait que les adultes fassent des enfants – la natalité était la solution, l’avortement était interdit et puni – et qu’ils admirent ces athlètes maîtres d’eux-mêmes – pas de gras, pas d’enfance ordinaire, et la soif, toujours, du danger pour démontrer une supériorité. A la fin des années 70, en Roumanie, Ceausescu a finalement fabriqué une certaine forme de communisme.
Quelques années plus tard, aux JO de Moscou, les médias titrent que « la petite fille s’est muée en femme, verdict : la magie est tombée ». L’athlète retombant dans le commun, elle est rejetée par ceux qui l’avaient portée aux nues. Son corps est ausculté dans ses transformations. Il n’a plus rien de maîtrise, plus rien de virtuose. Dans ce roman, le corps féminin est réécrit aussi, par ceux qui, jamais, ne se lassent de le noter et le façonner.
Ce qui est fabriqué est, la plupart du temps, caricatural. Le communisme n’est pas qu’un univers disparu où les gens ont vécu, coupés du monde, avant de renaître par la chute d’un Mur. En effet, Lola Lafon dépeint merveilleusement bien comment toutes les petites filles à l’Ouest ont rêvé de ressembler à la « petite communiste qui ne souriait jamais », et comment les politiques et les médias – à l’Est mais aussi à l’Ouest – l’ont sacralisée. Elle dépeint aussi très bien comment le sacre devient un gouffre. La prise de quelques kilos est appelée « La Maladie » qui infecterait la gymnaste. N’étant plus aérienne, elle devient un objet sexuel. Elle doit se refuser à Nicu Ceausescu, le fils cadet du dictateur qui tente de lui imposer une idylle forcée. Après la chute du Camarade, elle obtient l’asile aux Etats-Unis alors qu’en Roumanie la censure économique emboite le pas à la censure politique : des milliers de roumains meurent de froid, les villages sont rasés pour explorer le gaz de schiste et l’Eglise orthodoxe s’engraisse.
Pas facile de tenir l’équilibre dans un monde de l’anormalité.
Pas facile de rester libre face aux juges politiques et médiatiques.
Bien plus que l’histoire d’un destin individuel hors du commun, la petite communiste qui ne souriait jamais est un roman éminemment politique et une ode à la liberté.
La France Injuste de Timothy Smith
Un économiste Canadien qui passe 5 ans en France pour étudier le fonctionnement de notre société et notre système de protection sociale et qui découvre, démonstration à l’appui que la majeure partie ( environ 70%) de l’argent dépensé en action sociale profite d’abord aux classes les plus aisées. Une sérieuse remise en cause de nos discours sur la redistribution. Heureusement que, de temps en temps, des étrangers viennent mettre à mal notre tendance à l’autosatisfaction.
L’aube, le soir, la nuit de Yasmina REZA
« Il n’y a pas de lieux dans la tragédie. Et il n’y pas d’heures non plus. C’est l’aube, le soir ou la nuit. » Au hasard d’un déplacement en train, je suis retombé sur ce livre de Yasmina Reza qui fut présenté comme un livre enquête sur la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, qu’elle a suivi en coulisse. S’agissant d’une artiste dont les œuvres sont traduites en 35 langues, dont les pièces se jouent aussi bien en France qu’à l’étranger (c’est la dramaturge la plus jouée au monde), c’est bien plus que cela. Elle aborde, avec une écriture si agréable qu’on la croit simple, les grandes questions existentielles et universelles: l’amour, l’ambition, la solitude, le pouvoir, la fuite du temps,…qui ont inspiré tant de tragédies. Chacun lit un livre au travers du prisme de ses préoccupations, de ce qu’il en attend, de ce qu’il est. Au-delà du portrait de lucide Nicolas Sarkozy en tant qu’homme et qui mérite tout le respect, mais ne m’intéresse pas, c’est l’expression de ses convictions, parfois paradoxales, et de ses motivations qui est intéressante. Elle éclaire en effet d’une lumière particulièrement crue la politique mise en œuvre à la tête de la France depuis l’élection de Nicolas Sarkozy et des hommes qui l’accompagnent. Soyons conscients à ce propos, comme l’écrit l’auteur que « L’homme seul est un rêve. L’homme seul est une illusion. » A propos des hommes politiques de la trempe de Nicolas Sarkozy, Yasmina Reza a cette réflexion, si juste: « Ils jouent gros. C’est ce qui me touche. Ils jouent gros. Ils sont à la fois le joueur et la mise. Ils misent eux-mêmes sur le tapis. Ils ne jouent pas leur existence, mais, plus grave, l’idée qu’ils s’en sont faite. » J’oserai ajouter qu’ils ne jouent pas leur existence, mais malheureusement, plus grave, l’existence des millions de concitoyens français. Un seul exemple : parmi tous les propos rapportés citons celui là « La solidarité ? C’est quoi ce thème à la con ? La solidarité ca veut rien dire » ou « Je ne mène pas un combat politique, je mène un combat idéologique. On fait campagne sur des valeurs ».Ces valeurs du chacun pour soi ne sont assurément pas les miennes. Le combat politique devrait précisément viser à faire vivre notre si belle devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » que d’aucuns voudraient ringardiser. Ce ne sont pas de vains mots. Ce sont la boussole qui nous guide dans la construction d’une société plus harmonieuse, où les circonstances de la naissance ne marquent pas au fer rouge l’existence des hommes et leurs rapports entre eux.
L’avenir de l’eau : Petit précis de mondialisation II d’Erik Orsenna
La lecture nourrit et enrichit le lecteur. C’est un truisme que de l’écrire. Mais il est des ouvrages qui éclairent plus que d’autres, notre réflexion sur le monde, sur les autres et partant sur nous-mêmes. L’avenir de l’eau fait partie indéniablement de cette catégorie. Erik Orsenna est Académicien, Conseiller d’Etat, homme de mer (amoureux de la Bretagne !) et singulièrement conteur hors-pairs. Véritable griot du quai Conti, il rassemble ici tous ses talents pour nous emmener au fil de l’eau vers une méditation sur les enjeux de la maitrise de l’eau (et de son corollaire : l’assainissement), maitrise essentielle, potentiellement porteuse de conflits futurs. Il nous découvre l’importance et les enjeux de cette question, tant il est vrai qu’ils ne sont pas évident pour nous : notre quête de l’eau et de l’assainissement ne se résume-t-elle pas à nous donner la peine d’ouvrir le robinet ou de tirer la chasse d’eau ? A la façon d’un journaliste qui aurait le temps, il voyage d’un pays à l’autre, sur tous les continents, à la rencontre de la géographie, des lieux mais surtout à la rencontre des hommes. Dans la richesse de leur diversité, ils nous font découvrir cette équation vitale de l’eau, qui nous lie, qui nous relie comme une religion fraternelle, où l’homme et la vie sont au centre. A l’heure où la FAO, l’organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture tient son sommet, tandis que les pays riches retirent du document tout engagement chiffré en matière de réduction de la faim et d’aide à l’agriculture, notre France ne montre pas l’exemple avec un budget d’aide au développement de 0.44% du revenu national brut (8.6 Mds d’euros) en 2010. Nous aurions tort de croire que nos efforts sont de la générosité. Ils doivent être des efforts de solidarité, même si elle est égoïste : la meilleure façon d’aider les populations défavorisées est de les aider à rester chez elles. Comment rester chez soi, si l’eau manque ? Erik Orsenna nous livre ici des pistes de gestion planétaire, au niveau le plus local. La mondialisation peut faire œuvre utile si elle est au service de la production et du partage de l’eau douce. Nous serions avisés d’y réfléchir. Vite.
Léon Blum devant la cour de Riom
C’est un petit document et c’est un grand texte. Publié en 1945, on doit encore la trouver dans certaines bibliothèques, chez quelques bouquinistes ou sur le web (à des prix abordables). Ce petit document c’est « Léon Blum devant la cour de Riom » : les minutes d’un procès (de février à mars 1942) que l’ordre nouveau souhaitait exemplaire et qui devait révéler tout le mal que les gouvernements de Front Populaire avaient fait à la France. Et Blum est le coupable parfait : juif, socialiste, républicain et humaniste. Ce fut bien un procès exemplaire, en effet, car Blum est aussi un homme d’état. Il est le représentant de la république accusée et il s’en dit « le témoin et le défenseur ». C’est ce positionnement qui va faire toute la force de sa défense. Car page après page, le lecteur devient spectateur d’un procès qui bascule. Les accusations ne tiennent pas un instant face à l’accusé. Il va tout démolir : l’acte d’accusation, la légitimité de la cour, l’ordre nouveau qui règne à Vichy. Il surpasse, moralement, techniquement, juridiquement, ses interlocuteurs : corrigeant les chiffres, rectifiant les erreurs, rappeler les contextes. Il monopolise la parole et répète ce qui demeure son idéal démocratique : le lien sacré qui lie, par l’élection, un gouvernement, un programme et un peuple. Cela lui permet de justifier l’essentiel de sa politique mais aussi de rappeler la nature véritable de la « révolution nationale » du maréchal. Il va littéralement renverser l’accusation, chacun de ses développements devient démonstration. Sur la promotion des loisirs, Blum montre que la « condition morale et physique » de l’ouvrier est, sans doute, le facteur le plus important pour assurer un bon rendement horaire. Les 40 heures ont été une force, et non une faiblesse : elle a rendu leur dignité à chacun des ouvriers de France. Les contrats collectifs ont préservé la paix sociale, et instauré la « démocratie dans les usines ». Le Front Populaire a engagé, via la nationalisation des entreprises d’armement, l’effort de préparation à la guerre, plus que tout autres gouvernements précédents, où avaient siégé Laval ou Pétain. Ce texte est un bout d’histoire, un dialogue, une confrontation entre deux systèmes, totalitarisme et démocratie, dont on connaît, évidemment, l’issue mais qui n’en demeure pas moins passionnante. C’est également un texte magnifique, le discours improvisé d’un homme déjà âgé, malade mais déterminé, découvrant en lui des trésors d’énergie pour défendre l’essentiel : ses valeurs socialistes et surtout l’institution républicaine. Dans l’obscurité, alors que le monde semble s’effondrer et que la France connaît la catastrophe de l’occupation et la honte de la collaboration, Blum brandit haut les lumières des idéaux démocratiques et sociaux de la république. Cela relève du plus noble des courages politiques. Blum est un homme debout, il ne cède ni ne transige sur rien, ne renonce à rien et démontre le bien fondé de ce qui demeure nos valeurs d’humanisme et de solidarité. C’est un exemple à haute valeur pédagogique qui demeure d’actualité. Plus que jamais.
Le sel de la vie
« Qui suis-« je » au-delà des définitions extérieures que l’on peut donner de moi, de l’apparence physique, du caractère donné dans les grandes lignes, des rapports entretenus avec autrui, des occupations professionnelles et personnelles, des liens familiaux et amicaux, de la réputation, des engagements, des réseaux d’appartenance, au-delà de ces définitions sans doute justes mais aussi construites et trompeuses ? » Françoise Héritier, anthropologue, nous rappelle que nous ne sommes pas seulement ceux qui pensent et font mais ceux qui ressentent et éprouvent. Si nous étions totalement dénués d’empathie, de curiosité, d’émotions, que serions-nous, bien que par ailleurs nous pensions, parlions et agissons ? Elle nous renvoie aux êtres sensibles que nous sommes, parce que le monde qui nous entoure existe d’abord à travers nos sens avant d’exister de façon rationnelle et ordonnée dans notre pensée et dans nos réflexions. Je me suis laissé aller au rythme de ces petites choses sensibles qu’a voulu traquer Françoise Héritier, ces souvenirs et ces images agréables qui donnent un plus à notre existence et qui sont le « sel de [notre] vie ». Je me suis reconnu dans certains éléments de son « sel de la vie » à elle, comme par exemple lorsqu’elle dit : « exulter secrètement quand quelque chose se passe comme on l’avait prévu » (tout un chacun aura certainement déjà pu ressentir ce sentiment jouissif) ou lorsqu’elle poursuit : « avoir assisté au grand meeting de la gauche à la porte de Versailles avec François Mitterrand, Georges Marchais et Robert Fabre », « avoir appris mai 68 en brousse sur un transistor crachotant rapporté par un migrant du Ghana » …Le sel de la vie, ce sont ces images agréables, différentes d’une personne à une autre mais dont rien, jamais, ne pourra être enlevé à chacun, quelque soit son origine sociale, sa réputation, son statut …
Nous Les bêtes traquées …
Rien ne me destinait à lire le roman de cet auteur belge, si ce n’est un article dans le magazine littéraire, conjugué à l’envie de me sortir un peu de mes lectures politiques, en même temps que de retourner en mer …Je ne pourrais qualifier l’écriture de Caroline de Mulder que de travail de virtuose. C’est incroyable de parvenir à lier les mots comme on les parle, dans une prose tendue, rapide, presque qu’essoufflée, qui plus elle va vite, plus elle émeut. La principale bête traquée, c’est une femme seule, monomaniaque, hypnotisée par un avocat frauduleux éblouissant. Elle est droguée de lui et du mauvais sort qu’il lui fait alors elle parle à toute allure, fait des allers-retours langagiers, boit, fume, se laisse dépérir, se fait tout refaire, des faux seins trop faux, s’injecte des larmes pour pleurer. Elle devient une femme-chose sous l’emprise de cet homme de la lumière :« Lui, c’était les grandes causes. Max avait choisi de ne pas se taire. De parler pour ceux qui n’avaient pas de voix. Vous sauriez tout, ce que vous préféreriez ne pas entendre, il vous le dirait tant et plus, sur tous les toits haut et fort à corps à cris à tu et à toi. Max m’avait habituée aux grands mots qui font monter les larmes. Car chez nous tout est grand, les mots, les gestes, la vie, les sentiments, et tout brille, mille feux monts merveilles. Je ne comprenais pas tout, mais en moi ça résonnait. Surtout, j’avais compris qu’il était de ce bois-là, il disait Max, le sale bois dont on fait les héros. Et moi je le regardais sans mesure j’avalais tout ce qu’il me disait j’en redemandais j’en reprenais s’il te plaît, ressers-moi serre-moi fort. Parfois je perdais le fil, un rien me prend, un rien m’arrache, et il n’aimait pas ça, mais il ne faut pas m’en vouloir Max, d’avoir la tête ainsi défaite, une tête facile à tourner, je ne pensais qu’à tes bras».Et puis l’on passe du huis-clos du couple à l’espace du monde, où finalement les bêtes traquées, ce sont les gens d’un peuple sans nom – les massacrés d’Andijan, en 2005, qui demandent justice. L’homme de la lumière, Max, devient à la fois l’unique témoin des massacres, celui qui peut susciter une condamnation internationale, celui que Gulna, la fille du dictateur, tente de séduire, celui qui choisira de s’accommoder du massacre pour continuer à travailler et à éblouir. C’est l’intrigue et l’action du roman, mais ce n’est pas sa part la plus intrigante. Car la force de ce roman, c’est de passer et revenir sans cesse de l’intime à l’Histoire, ce que nous vivons, tout un chacun, dans notre existence quotidienne.